CHAPITRE XIII

Le Vioter ressentit dans sa propre chair l’intensité de la frayeur d’Emna. Il débloqua le cran de sûreté du vibreur, rejoignit la palissade en quelques bonds, s’engouffra à son tour dans l’ouverture formée par les deux planches descellées et pénétra dans le terrain vague.

Tétanisée, Emna faisait face à un bataillon fort de plusieurs centaines d’hommes-machines, regroupés en ordre parfait sur un côté de l’espace délimité par la clôture. Il s’approcha de la jeune femme et, même s’il savait que son vibreur ne suffirait pas à contenir une attaque massive des robots à forme humaine, il maintint son arme braquée sur les androïdes, pour l’instant immobiles.

Emna lui lança un regard éperdu, terrorisé.

— Nous sommes à l’entrée du passage ? demanda-t-il.

Elle cligna des yeux en signe d’acquiescement.

Le Vioter comprenait maintenant pourquoi ils n’avaient pas croisé d’hommes-machines lors de leur traversée de Techno-Babûlon. L’intelligence artificielle avait eu l’habileté de retirer ses troupes des rues de la cité, de ce labyrinthe qui offrait de nombreuses possibilités de refuge aux fuyards, et de les rassembler aux endroits stratégiques.

Les rayons rasants des deux astres couchants teintaient de rouge les faces impassibles et les électrobâtons des androïdes. Des hurlements lointains déchiraient de temps à autre le silence crépusculaire.

— On dirait que tu n’es pas la seule à avoir retrouvé la mémoire, murmura Rohel.

— Mékhane ne peut tolérer des éléments inconnus dans sa structure. Facteur de risque non quantifiable. Présentez-vous.

La voix synthétique s’était élevée du groupe des hommes-machines. Des grondements retentirent dans le lointain.

— Essaie de gagner du temps. Je dois te préparer à la mort cristalline…

Le Vioter s’avança de deux pas et déclara d’une voix forte :

— Je suis Rohel Le Vioter, princeps de la planète Antiter, l’un des deux derniers représentants du peuple de la Genèse. Je dois passer de l’autre côté du rempart de cristal afin de me rendre dans le pays de Cirphaë et de lui reprendre Lucifal, l’épée de lumière. Cette femme est Emnaëlle, une gyne chargée de me guider dans le labyrinthe spatio-temporel de Babûlon.

En dépit des grondements qui s’amplifiaient, il discerna les grésillements qui semblaient se transmettre comme des chuchotements d’un homme-machine à l’autre.

— Présentation insuffisante. Antiter, princeps et Genèse sont des notions inconnues, illogiques.

— Antiter est une planète d’un système à un soleil de la Seizième Voie Galactica, précisa Le Vioter. Le princeps est le chef suprême du peuple de la Genèse, le peuple considéré comme le creuset de toutes les humanités.

Il leva les yeux et vit des milliers de points noirs qui se déployaient sur le velours empourpré du ciel. Mékhane lançait maintenant ses forces aériennes, ses aérobots, au-dessus des résistants dispersés dans les rues de Techno-Babûlon. Les événements ne s’étaient pas déroulés conformément à ses prévisions mais elle avait immédiatement tiré parti de l’évasion de la gyne et de son complice. Ses probabilités l’avaient informée qu’ils chercheraient à se rendre à l’entrée du dernier passage temporel. L’intelligence artificielle avait décidé de ne pas les contrarier dans ce projet. Elle avait programmé le repli de ses hommes-machines, en avait rassemblé une partie à l’entrée des ateliers et une partie à l’orée du passage qui donnait sur le monde des gynes. Ensuite elle avait patiemment attendu que les résistants s’éparpillent dans la ville – faisant preuve en la circonstance d’une rare imprudence – pour ordonner à ses aérobots de les exterminer.

Les vrombissements des moteurs, le fracas des explosions et le staccato des vibreurs composaient un fond sonore assourdissant. Des éclairs éblouissants zébrèrent la pénombre naissante et la brise colporta d’âcres odeurs de brûlé.

— Lucifal est un illogisme, le fruit de l’inconscient collectif humain. Un désir non exprimé de puissance, un fantasme de pouvoir. Aucune existence prouvée, réelle.

— C’est pour m’en assurer que je dois franchir le rempart de cristal, répliqua Rohel.

— Motivation incohérente. Expression anthrope correspondante : courir après une chimère.

— Je suis une entité souveraine et je n’ai de compte à rendre à personne sur les motifs de mes actes.

Le vacarme grandissant l’avait contraint à hausser le ton.

— Erreur. La présence de deux entités souveraines dans un espace-temps est un illogisme, un facteur aggravant d’incertitude. Mékhane est la seule entité souveraine de Techno-Babûlon.

Des vagues de frémissements parcoururent les hommes-machines tel un champ de céréales agité par le vent. Les escadres des aérobots couvraient à présent le ciel par milliers et lâchaient des bombes à propagation lumineuse dont les souffles successifs effondraient les bâtiments comme de vulgaires châteaux de cartes.

Sa terreur des hommes-machines provoquait une telle confusion dans l’esprit d’Emna qu’elle ne parvenait pas à se remémorer les formules préparatoires à la mort cristalline, ces formules élaborées par les fondatrices et implantées dans la mémoire profonde des gynes, génération après génération. Le cristal avait refermé les plaies de la jeune femme mais n’avait pas remplacé le sang perdu et elle se sentait aussi faible qu’une nouveau-née… Aussi faible que dans les bras de sa mère quelques siècles plus tôt…

Elle allait mourir, perdre définitivement son enveloppe corporelle, et cette perspective la glaçait d’épouvante. Le cristal ne réunirait pas son corps et son âme de l’autre côté du rempart, parce qu’elle ne disposait que d’une pierre et qu’elle destinait cette pierre à l’usage de Rohel, l’anthrope venu du monde extérieur. Il avait eu raison quelques heures plus tôt en affirmant que la cause des gynes exigeait aussi de terribles sacrifices. Elle détacha son regard des hommes-machines et observa le cristal qui étincelait dans le creux de sa main : il était originaire de cet espace-temps, comme toutes les pierres gardées dans une salle secrète du gynécal. Une vision avait révélé aux fondatrices l’emplacement des précieux minéraux et l’étendue de leur pouvoir. Cette découverte leur avait permis de se réfugier dans le dernier Babûlon, de fuir les persécutions des anthropes, de dresser un nouveau rempart, un rempart invisible, mental, à la frontière du royaume de l’enchanteresse Cirphaë.

— Explication requise : avez-vous un lien avec les êtres mentaux qui se promènent dans les couloirs temporels ? fit la voix synthétique.

— Des êtres mentaux ? s’étonna Le Vioter.

— La résistance humaine leur donne le nom d’ombres ou de fantômes. D’après l’analyse effectuée sur la chaîne 23 de l’atelier VII-B, ils apparaissent sous le nom de soldats noirs dans l’esprit de la gyne Emnaëlle.

— Ils sont passés récemment ?

— Récemment est un concept illogique à Babûlon. Ils n’ont rien contre Mékhane et ses soldats mais ils vouent aux anthropes un ressentiment appelé haine. Ils se sont répandus dans les autres espaces-temps pour massacrer les humains, accomplir le travail des hommes-machines. Mékhane n’a plus besoin d’entretenir la palissade qui marque l’entrée du couloir temporel ni de percer le secret des gynes. Dans vingt jours selon les statistiques, il ne restera plus un seul être humain dans Babûlon… dans moins de neuf mois, plus un seul être humain sur les mondes environnants… dans trois siècles, plus un seul être humain dans l’univers…

Le Vioter s’abstint de répliquer qu’Emna et lui avaient traversé des espaces-temps dans des temps futurs et qu’ils y avaient rencontré des êtres humains.

— Les futurs ne sont pas figés, dit la voix synthétique, comme si l’intelligence artificielle n’avait rien perdu de son raisonnement. Ils se modifient au fur et à mesure que des changements sont apportés aux événements passés ou présents. Logique babûlonienne. Nécessité d’anéantir tous les anthropes pour maîtriser l’ensemble des paramètres passés et présents. Impossibilité de vous laisser en vie : votre vie représente un facteur d’incertitude très important.

— Vos prévisions ne tiennent pas compte des gynes…

— Les probabilités estiment que le peuple des gynes a été, est, sera entièrement anéanti par les êtres mentaux. Mékhane n’aura plus qu’à éliminer les soldats noirs pour régner en maîtresse absolue sur l’univers. Vous êtes les derniers facteurs d’incertitude, les dernières portes humaines.

Les paroles de l’intelligence artificielle produisirent un double effet sur Emna. La confirmation de l’extermination de ses mères et de ses sœurs l’envahit d’un froid glacial, le froid annonciateur de la mort, mais elle prit conscience que tout reposait désormais sur ses épaules et, galvanisée, elle se concentra pour se remémorer les ultimes rites.

Elle se plaça derrière Rohel et dirigea l’extrémité taillée en pointe de sa pierre vers la muraille métallique, vers les astres couchants. L’entrée du couloir se découpa en filigrane au milieu du terrain vague.

— Est-ce que tu vois la porte ?

Il acquiesça d’un bref hochement de tête. Il distinguait un arc de lumière dont la consistance évoquait le gardien de lumière du rempart de granit de la Petite-Babûlon.

— Contacte ta nature féminine, ta nature de gyne, comme tout à l’heure, et approche-toi lentement de la porte… Lorsque tu seras arrivé devant le seuil, tu prendras le cristal, tu prononceras intérieurement la formule et tu continueras d’avancer…

— Et toi ?

— Ne te soucie pas de moi… Je tiendrai mon rôle jusqu’au bout. Je t’aimerai au-delà des apparences, au-delà du temps. Je vivrai à travers toi pour l’éternité.

— Tu parles comme quelqu’un qui a décidé de mourir…

— Je parle comme une créature qui s’efface, comme un rêve qui s’estompe…

— Je refuse ton sacrifice. Tu affirmais tout à l’heure qu’une cause qui exige un sacrifice humain n’est pas une cause juste.

— Il faut croire que les gynes ne sont pas humaines. Cesse de protester maintenant. Mékhane peut nous abattre à tout moment. Emporte-moi dans ton cœur aussi loin que tu le pourras.

Elle lui enfonça la pointe de son cristal dans les reins pour l’inviter à se mettre en marche. Il comprit qu’elle exécutait des consignes implantées dans sa mémoire profonde et qu’aucun argument ne pourrait infléchir sa volonté. Dès lors il progressa à pas lents en direction de la bouche de lumière et s’efforça de contacter sa nature secrète, de retrouver l’état de ravissement qu’il avait expérimenté quelques instants plus tôt dans la cave de l’immeuble.

— Mouvement illogique. Restez immobiles ou reprise des tirs.

Il s’arrêta mais la pointe cristalline lui griffa le dos et l’incita à repartir. Il effectua ses mouvements au ralenti, tentant de donner le change à l’intelligence artificielle qui pouvait à tout moment faire pleuvoir sur eux un déluge de feu.

— Immobilité ou reprise des tirs, gronda la voix synthétique.

Déjà les escadres les plus proches des aérobots, instantanément reprogrammés, convergeaient au-dessus du terrain vague et les planches de la palissade vibraient sous les déflagrations des bombes. Les corolles lumineuses s’épanouissaient sur le ciel assombri et se conjuguaient aux vacarmes des explosions pour donner l’impression que l’apocalypse se déchaînait sur Techno-Babûlon. Les hommes-machines des premiers rangs s’ébranlèrent et s’avancèrent de leur pas pesant en direction de Rohel et d’Emna.

Le Vioter perdit soudain le contact avec le cristal. Il jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule et se rendit compte qu’Emna était restée en arrière. Sa terreur profonde des hommes-machines, les créatures autrefois conçues par les anthropes pour débusquer et exterminer les gynes, avait repris le dessus.

La porte de lumière n’était plus qu’à quelques pas mais ses contours commençaient à s’estomper, comme effacés par la frayeur d’Emna. Une bombe explosa de l’autre côté de la palissade. La première vague lumineuse enflamma une dizaine de planches, la deuxième les pulvérisa, la troisième souffla les mauvaises herbes sur plus de trente mètres carrés, la quatrième lécha quelques androïdes des premiers rangs, réduisit leurs uniformes en cendres et provoqua des courts-circuits dans leurs conducteurs internes. Des flammes noires s’échappèrent de leur peau noircie, de leurs narines, de leurs orbites oculaires, de leur abdomen éventré. Certain d’entre eux se pétrifièrent mais d’autres continuèrent de progresser en émettant des sifflements ou des crépitements alarmants.

— Ressaisis-toi ! hurla Le Vioter.

Mais Emna ne bougeait pas, tétanisée, comme déconnectée. Elle le fixait sans le voir, et son cristal qui pendait au bout de son bras pointait maintenant vers le sol.

Il la gifla à toute volée, une fois, deux fois, trois fois. Les joues blêmes de la gyne s’empourprèrent et des étincelles s’allumèrent dans ses yeux noirs. Elle écarta le rideau de ses cheveux, se frotta machinalement la joue, leva de nouveau le cristal vers la porte.

— Place-toi devant moi. Vite. Nous n’avons presque plus de temps. Je ne faiblirai plus.

Elle riva son regard à la porte de lumière, oublia les silhouettes mouvantes des hommes-machines, les rugissements des aérobots, les lueurs livides des bombes, les éclats fulgurants des rayons.

— Comportement illogique. Tir immédiat.

Des canons à ondes se dressèrent tout autour d’eux, pivotèrent dans des claquements secs, crachèrent leurs lignes rectilignes et scintillantes.

Parvenu sur le seuil de la porte, Rohel ressentit l’appel du passage temporel, un courant imperceptible qui semblait aspirer son âme.

— Le cristal… Prends le cristal…

Il lança le bras en arrière, chercha à tâtons la main d’Emna et s’empara de la pierre. Il ne voulait pas se retourner, de peur de croiser le regard de la jeune femme, d’être assailli par les remords, conscient qu’ils ne se reverraient plus, que le rempart de cristal les séparerait à tout jamais. Un invisible bouclier neutralisait les ondes des canons et les propagations lumineuses des bombes.

— Illogisme, glapit Mékhane. Aucune protection apparente.

Les hommes-machines accélérèrent subitement l’allure. Les probabilités de l’intelligence artificielle penchaient désormais pour une attaque massive et rapide des androïdes car, de toute évidence, les ondes et les bombes n’étaient pas de taille à lutter contre les pouvoirs des magiciennes gynes.

La porte du dernier passage brillait d’un vif éclat sur le fond d’obscurité naissante.

— Je t’aime…

La pensée d’Emna s’acheva en une succession de syllabes que Rohel prononça intérieurement. Une chaleur intense se répandit dans le cristal qu’il tenait entre le pouce et l’index. Il entrevit d’ultimes fleurs lumineuses sur le velours étoilé du ciel, d’ultimes traits enflammés qui dessinaient de fugaces figures géométriques.

— Je t’aime…

L’espace d’une fraction de seconde, il ressentit tout ce que ressentait Emna, tout ce qu’avait ressenti la mère d’Emna. Souffrance, plaisir, désespoir, douleur, joie… Regrets… regrets… La mémoire intégrale du peuple des gynes… Elles avaient toujours vécu dans le remords, dans un terrible sentiment d’échec… Elles s’étaient séparées de leurs frères anthropes parce qu’elles n’étaient pas parvenues à les élever à la dignité d’hommes… Elles n’avaient pas eu d’autre choix que de s’enfuir de l’autre côté du rempart de cristal… Elles, les mères, les magiciennes, elles avaient perdu leur place dans Babûlon et elles avaient permis à la guerre de s’installer… Qu’avaient-elles fait de leur don de compassion ? Elles s’étaient exprimées par le mépris, par le conflit. Elles étaient censées protéger les espaces-temps de Babûlon contre une éventuelle agression de Cirphaë la prêtresse maudite, la première des gynes, la détentrice de Lucifal, mais cette activité n’était qu’un prétexte, un leurre, un voile jeté sur leur culpabilité… Elles avaient tenté de réparer leur faute en confiant à la dernière d’entre elles l’anthrope venu des lointaines étoiles…

— Nos mères n’ont pas su aimer les anthropes, mais j’ai su t’aimer, racheter leur faute…

Le lien télépathique se rompit et il plongea dans un gouffre infini et froid.

*

Il flotta dans un état semi-conscient pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer. Tantôt il avait l’impression que son âme était sortie de son corps et s’envolait vers un monde immatériel, tantôt il lui semblait que son enveloppe corporelle se restructurait autour de son principe vital. Sa mémoire lui était restituée par bribes, sans cohérence ni chronologie. Il revivait des scènes de sa petite enfance à Néopolis, la capitale d’Antiter, de ses missions pour le compte du Jahad, de ses étreintes avec la féelle Saphyr… Une sensation dominait, l’enveloppait comme une ombre omniprésente et intolérable, la souffrance générée par le dépouillement de l’âme, par l’abandon de sa souveraineté humaine, une souffrance identique à celle qu’il avait ressentie dans le premier passage temporel mais multipliée par dix, par cent, par mille…

Il remontait le couloir infiniment neutre et froid de la mort. Il n’était qu’un anthrope, un être gouverné par ses instincts, plus proche de l’animal que de l’homme. Il avait caressé le grand rêve des gynes, ce rêve qui s’était effacé en même temps qu’Emna. Il revit le doux visage de sa mère, dame Almia. Elle lui souriait, lui parlait d’une voix douce, lui fredonnait une comptine enfantine. Il se raccrocha au souvenir de dame Almia comme Emna s’était raccrochée à la mémoire de sa mère pour renouer avec le fil de son existence. Il but le lait de sa tendresse et se recentra autour de sa douceur. Le non-être ne pourrait pas le dissoudre tant qu’il serait entouré de l’amour de dame Almia. Tel était le pouvoir des mères, le pouvoir des gynes…

L’énergie Yaïn.

*

Il reprit conscience allongé sur un sol dur et lisse. Il resta un moment immobile, recroquevillé sur lui-même, enroulé autour de sa douleur. Il déplia précautionneusement ses doigts crispés sur la pierre d’Emna. Les rayons ardents d’un astre bleuté lui réchauffaient la nuque et le dos. Un silence paisible régnait sur les lieux.

Il rouvrit les yeux et releva la tête. Il vit d’abord le rempart de cristal, une impressionnante muraille translucide qui, comme la chute d’eau, comme le rempart de granit, comme la paroi métallique de Techno-Babûlon, culminait à plus de trois cents mètres de hauteur et couvrait tout l’horizon. La lumière de l’astre la parait d’un halo légèrement bleuté et la parsemait de somptueuses rosaces turquoise ou mauves. Une telle merveille ne pouvait être l’œuvre des hommes, même avec l’appui d’une technologie sophistiquée.

Il se redressa et esquissa quelques pas. De petites pointes de douleur subsistaient çà et là, mais elles s’évanouissaient progressivement. Derrière lui, au-delà d’un plateau désertique, s’étendait une forêt touffue, sombre. Il ne distingua aucune trace de civilisation, aucune ville, aucune habitation, se demanda s’il s’était réveillé du bon côté de la muraille.

À cet instant il aperçut un oiseau aux plumes multicolores et au bec noir qui volait dans sa direction. Le gracieux petit volatile plana un moment au-dessus de lui avant de se poser sur son épaule.

— Le rempart de cristal a réuni ton corps et ton âme, Rohel.

Le Vioter eut besoin de quelques minutes pour se rendre compte que la voix, une voix féminine, chaude, sensuelle, avait jailli du petit bec noir. Il crut qu’il allait se réveiller en sursaut dans une chambre quelconque.

— Cet oiseau est un capteur d’âme, un exécutant fidèle de la volonté des morts. Il me prête provisoirement son corps pour que je puisse entrer en contact avec toi. Je suis Emnaëlle et je ne voulais pas te quitter sans que tu entendes le son de ma voix.

Rohel décela des éclats déchirants de tristesse dans les paroles prononcées par le bec noir.

— Mon âme n’a plus de corps pour l’accueillir et s’en ira bientôt rejoindre l’âme de mes sœurs et de mes mères.

— Je tiendrai parole, murmura Le Vioter. Je te ferai une place dans mon cœur et je t’emmènerai avec moi.

— La place est prise par celle qui t’attend. Je serai une facette de l’amour que tu lui portes. Cela me suffira.

L’oiseau battit des ailes et voleta au-dessus de sa tête.

— Tu es arrivé dans le pays des gynes, Rohel. Elles ont été exterminées par les soldats noirs il y a deux cents ans de cela. Il ne reste rien de leur… de notre civilisation. La forêt a tout recouvert. La mémoire de ma mère, la mémoire de mon peuple disparaîtront à jamais avec moi.

— Les soldats noirs ? Qui sont-ils ?

— Ils sont de la même nature que les êtres issus des trous noirs : des pensées de haine et de culpabilité matérialisées par le rempart de cristal, des pensées de destruction engendrées par la scission des gynes.

— Les Garloups sont de simples pensées ?

L’oiseau capteur d’âme prit de la hauteur et se maintint deux mètres au-dessus de Rohel.

— L’homme n’a aucune idée du pouvoir de ses pensées. Constructrices ou destructrices, elles sont toutes créatrices. Rien n’est gratuit dans l’univers.

— Et Mékhane ? Et la résistance humaine ?

— L’intelligence artificielle a fini par gagner la guerre mais elle a été étouffée par la végétation, son plus redoutable adversaire. Une nouvelle civilisation se développe de chaque côté de la grande chute d’eau. Les anthropes ont inventé un système pour franchir la cataracte : les navaques.

— Ta mère est morte depuis longtemps et, pourtant, elle a utilisé les navaques.

— Les paradoxes temporels de Babûlon…

— Que dois-je faire du cristal ?

— Abandonne-le ici. Il ne te sera d’aucune utilité dans ton affrontement avec Cirphaë. Est-ce que ma voix t’a plu ?

Il laissa tomber la pierre et, avec un large sourire, fixa l’oiseau dont la frêle silhouette se découpait sur le fond de ciel bleu.

— Elle est fidèle à ta beauté.

— Elle ne vaut sans doute pas la voix de la féelle Saphyr, mais l’oiseau-capteur a exécuté ma volonté. Suis son vol du regard, il t’indiquera la direction du royaume de Cirphaë. Va en paix : mon sacrifice était l’ultime don des gynes à l’humanité. Adieu, Rohel Le Vioter.

 

Longtemps après que l’oiseau eut disparu, il marcha vers l’astre bleu du levant et s’enfonça dans la forêt profonde. Il ne se retourna pas une seule fois. Il s’arrêta lorsque la nuit fut tombée et s’aperçut que le vent continuait de colporter la voix d’Emnaëlle, la dernière gyne.

Cycle de Lucifal
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